Je parcours l’exposition de la collection de tableaux du marquis Campana au Musée du Louvre. Je reste saisie devant le tableau de la peinture italienne du XVIè siècle intitulé« Judith tenant la tête de Holopherne » qu’elle vient de décapiter…un moment de recul devant cette scène… Judith, belle et jeune veuve, écarte ainsi la menace d’une invasion assyrienne en décapitant le général ennemi et restaure la foi du peuple juif en la puissance salvatrice de Dieu.

Si j’ai choisi de traiter ce soir le thème de la vengeance, c’est que les mots que j’ai prononcés avec effroi et stupeur, lors de ma réception au 1er ordre « le crime est puni » m’avaient déstabilisée.
Ainsi, la vengeance est-elle une forme de justice ? Comment le progrès moral conduit à supprimer la vengeance ?
Quête de justice ou sentiment de révolte ?
La vengeance est une violence infligée en réaction à une autre violence. La vengeance est la prétention de l’individu de se faire justice soi-même sans passer par la médiation des lois, qui en fait une réaction condamnable.
La vengeance dans l’histoire de l’humanité :
Dans la Grèce antique la vengeance, la némésis, fut d’abord une idée morale. Personnifiée, Némésis était la déesse de la juste colère des dieux. Le sens de ce mot grec dérive du terme signifiant « donner de ce qui est dû ». Némésis, était aussi la déesse de l’équité, de la justice rétributive qui agissait chaque fois que la démesure des mortels, mettait l’équilibre de l’univers en danger. Loin d’accomplir d’aveugles vengeances, elle n’avait en fait qu’une fonction essentielle : empêcher les orgueilleux mortels de devenir les égaux des dieux. Mais on trouve également pour signifier l’idée de « vengeance », chez Hérodote, le mot tisis. La tisis qui signifie « la rémunération, la récompense » rétablit l’équilibre après un affront ou une injustice en faisant payer le coupable.
La justice est un des éléments de réflexion qui dans la pensée grecque, occupe une place importante.
La justice était rendue par tout le monde. Tout citoyen était un juge. Une liste de 6 000 noms était dressée chaque année par la voie du sort, et ces citoyens désignés formaient le corps judiciaire pendant toute une année.
Dans la langue d’Athènes, cet immense tribunal s’appelait l’héliée (assemblée populaire). Cette justice exercée par le peuple était nécessairement subordonnée aux intérêts ou aux passions populaires. Elle ne garantissait ni la liberté individuelle, ni le droit de propriété, ni la conscience de l’homme, ni sa vie. Elle condamna entre autre Socrate.
La tragédie grecque dura en tout quatre-vingt années. Cette période correspond à la période d’épanouissement d’Athènes et de sa démocratie au Vème siècle avant notre ère. Eschyle est un contemporain de la démocratie athénienne et plus précisément du moment de la tyrannie, pouvoir personnel prenant appui sur le peuple contre les régimes oligarchiques des aristocrates. Eschyle voit donc naître avec la démocratie la naissance d’une justice citoyenne, médiatisée par un tribunal dont la finalité est de préserver la concorde et la paix.
La vengeance justicière dans les sociétés féodales.
Les sociétés féodales et aristocratiques quant à elles, sous des formes différentes, ont longtemps reposé sur un code de l’honneur qui obligeait l’aristocrate offensé à venger les affronts. Cette sorte de vengeance codifiée a disparu du monde occidental avec l’interdiction du duel.
Désormais cette vengeance persiste sous une forme particulière en Corse, par exemple. Il s’agissait d’un état de guerre privée entre familles désigné par le mot italien « vendetta ». La vendetta corse correspond à des guerres liées à un système de parenté, dans lesquelles, contrairement aux guerres modernes où des anonymes tuent des anonymes, on sait qui doit tuer et qui doit être tué. Si cette vendetta a tendance à disparaître, subsistent encore de temps à autre, des règlements de compte sur cette île.
ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE LA VENGEANCE
Aristote est le premier philosophe à avoir parlé de la vengeance à condition qu’elle ne soit pas démesurée. Il existe en chacun de nous un désir de vengeance, ce désir ne doit pas devenir un appétit de vengeance (comme le disait Montaigne) et ne doit pas toujours passer par l’acte.
La vengeance fait appel à une morale libre si bien qu’on peut admette, celui qui a été injustement offensé et blessé dans son être. La vengeance se distingue alors de la punition par l’intention de son auteur, qui, motivé par la perspective de la souffrance de l’autre, cherche non pas à rendre justice mais à soulager son sentiment d’injustice.
L’homme est non seulement un être de raison mais aussi un être d’émotion qui ne saurait tolérer de préjudices injustes sans contrepartie.
Au commencement il y a la colère. Aristote, ne condamne pas la vengeance, pour Sénèque et plus tard Montaigne, la colère est une impulsion qui n’a rien de noble. Chercher à obtenir réparation d’une offense pour Aristote est une chose acceptable et juste.
L’homme est un être de raison et donc doté de la faculté de langage. Par conséquent, recourir à la vengeance est une réaction primaire. La violence est en général une réaction épidermique instinctive et une réaction spontanée et irréfléchie. La violence est honnie dans la religion catholique, comme étant non légitime, puisque le sixième commandement biblique est « Tu ne tueras point ».
La punition n’aurait pas lieu d’exister si l’humanité était par tempérament respectueuse envers autrui, mais l’état de nature favorise le droit du plus juste quand la douleur enfante le désir de vengeance au point que l’humain nie toute autre justice. La vengeance n’existe que si le châtié sait par qui et pourquoi il est puni ; elle tient au mobile de l’action, à la connaissance mutuelle d’une faute à réparer, à la connaissance de l’identité de l’auteur du châtiment ; elle prend tout son sens si la victime connaît son agresseur et détermine le mobile de l’action. Pour autant, le terme grec « vindicare » signifie vengeance pour réclamer justice, son étymologie est proche du grec « judicare » qui signifie faire le droit, la Justice.
Vengeance divine et vengeance humaine : l’Iliade et l’Odyssée les chantent en déployant toutes les actions qui en découlent. Le prétexte de la guerre de Troie a été l’enlèvement d’Hélène, la femme de Ménélas : ainsi les Achéens, conduits par Agamemnon, frère de Ménélas, assiègent-ils la ville de Troie. Les vengeances s’entrecroisent et les dieux sont partie prenante : Apollon envoie la peste sur l’armée pour se venger d’Agamemnon qui tient captive la fille d’un prêtre du dieu. Quant aux aventures d’Ulysse dans l’Odyssée, ses péripéties se multiplient dès qu’Ulysse a aveuglé le géant Polyphème et que le dieu Poséidon, père de celui-ci, veut se venger.
De la philosophie à la politique, l’économie, l’histoire, la littérature, la réflexion sur la vie humaine a donc dû se pencher sur le problème de la vengeance.
Il ne serait pas possible de penser la littérature sans la vengeance. Et quelle foule d’autres passions et actions peuvent s’associer à elle : l’orgueil, l’honneur, la jalousie, la rage, la rancune, le ressentiment, la haine, la trahison, l’offense.
La vengeance est une passion elle prend des formes variées et s’appuie sur des réactions, des sentiments et des pensées irrationnelles. La vengeance apparaît comme un acte sinon beau, du moins non condamnable, justifiable quand elle semble remplacer la justice qui ne peut agir ou refuse de le faire. L’héroïne de « La Mariée était en noir »,interprétée par Jeanne Moreau : Le jour de son mariage, des hommes en essayant un fusil de chasse tuent son mari sur le parvis de l’église. Julie va assassiner ces hommes les uns après les autres en recourant à différents stratagèmes. Sa vengeance ne lui rendra pas son mari, Julie peut être rapprochée de Médée, l’un des personnages les plus emblématiques de cette passion. La vengeance s’oppose à la morale, à la raison.
Ainsi la souffrance, l’humiliation sont toujours à l’origine de la vengeance. Le désir de nous venger vient d’une agression d’autrui. La vengeance est un rapport à l’autre, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une vengeance collective ou privée.
De la vengeance à la justice
Sur le plan historique, c’est la loi du Talion de la Grèce antique (« œil pour œil, dent pour dent ») qui exigea que le coupable subisse une punition égale au tort commis. La loi du talion – marque paradoxalement un progrès et en même temps elle traduit ce sens de la justice qui implique la réciprocité et l’égalité arithmétique. Elle constitue une forme de justice. La vengeance selon Hegel respecte la loi du Talion, c’est-à-dire qu’elle punit le criminel à proportion de son crime.
Rédigé vers -1750 avant notre ère, le code d’Hammourabi transcrit sur une stèle de pierre, était d’abord une célébration du roi babylonien Hammourabi. Dans ce code, chaque délit reçoit sa propre sanction, ces sanctions sont très sévères par rapport aux normes modernes, avec de nombreux délits entraînant des châtiments tels que la mort, la défiguration ou l’application de la loi du talion. Il s’agit donc d’une forme de jurisprudence dont devaient s’inspirer les juges du royaume.
La loi d’Hammourabi a donc été créée afin d’éviter toute vendetta. Telle est la véritable origine de la loi du Talion et comment à travers un simple petit code de loi du XVIIIe siècle av. notre ère, la philosophie de plusieurs religions monothéistes ont été influencées dans leur fondement.
La Justice à l’époque de la Grèce antique est vue comme une vertu : il n’y avait pas de code pénal et on jugeait chacun comme il méritait. La justice, les sociétés démocratiques contemporaines condamnent la vengeance que chacun pourrait exercer sur un agresseur. Mais la justice peut reconnaître la souffrance de l’offensé en punissant l’offenseur, mais elle agit d’abord pour elle, c’est-à-dire pour garantir un équilibre et la paix sociale et ne parvient pas à réparer le préjudice.
Si tout le monde se faisait justice, ce serait le chaos, cependant le désir de vengeance est juste : il est une façon d’imposer notre être humilié, mais aussi notre liberté, notre puissance de révolte et d’action.
La vengeance est une soif d’assouvir sa haine, elle est humaine, elle est tellement humaine qu’en Droit elle peut parfois conduire à l’acquittement des crimes, qu’ils soient passionnels ou issus d’une perte temporaire de la raison.
Pour rester dans un rapport humain avec l’offenseur et faire de la vengeance un acte seulement symbolique, il faudrait suivre la sagesse de Montesquieu : « Nous sommes assez vengés quand celui qui nous a offensés est persuadé du pouvoir que nous avons de la vengeance ; le refus que nous faisons de nous en servir, fait voir autant de grandeur d’âme que de mépris pour notre ennemi ».
Selon Montesquieu, la vengeance dans sa forme s’oppose au droit. Je cite « Mais, selon sa forme, elle est l’action d’une volonté subjective,…la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s’engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite… » (c’est bien le cas des vendettas).
Alors, comment est-on passé d’une force de représailles individualistes instinctives violentes expression d’un mal, à la Justice, institution d’un droit positif aux lois démocratiques qui sécurisent et ordonnent la Cité vers le Bien ?
Ce mépris de l’autre éclaire sur la nécessité d’un droit qui évite un monde régi par des conflits d’intérêts personnels. Si la juste réparation éclipse la vengeance grâce aux lettres de rémission, la deuxième évolution majeure se fera surtout lorsque la tradition philosophique et religieuse occidentale définira l’Humain en être doué de Raison. La Raison de DESCARTES distingue les humains des bêtes en ce que l’aptitude au Cogito ergo sum (« Je pense donc je suis ») stabilise l’esprit et génère le sentiment de discerner le vrai du faux, le juste de l’injuste.
C’est donc admettre que la conscience humaine possède un sens inné du discernement. Cette implication fait dire à SPINOZA que les sociétés subsistent si les lois modèrent et contraignent les excès responsables des vendettas, à ROUSSEAU que la Justice doit distinguer le droitdu principe inégalitaire d’autorité qui est toujours inassouvi et enclin à la vengeance. Ce droit moderne limite les effets de l’intempérance humaine par des nouveaux rapports philanthropes établis sur autre chose que la violence vengeresse.
Le châtiment irréversible acté en vengeance est un mal qui au mieux rabaisse la victime au niveau du coupable, c’est pourquoi il faut laisser à l’État le soin de punir les fautifs.
« Tout bras armé autrement que par un pouvoir légitime ne peut être criminel ».
Dans le monde occidental contemporain la vengeance est interdite aux individus et aux états. A l’égard du coupable, nous vivons désormais sous le régime des circonstances atténuantes et du pardon, de la peine juste donnée au cas par cas, et de la réhabilitation comme objectif de la sanction judiciaire.
Aucune vengeance ne saurait être juste. Se venger n’est pas juger, c’est répondre à une souffrance par la souffrance. La vengeance crée ainsi un cycle de violence inscrit dans une intersubjectivité qui maintient les parties concernées dans un rapport de force et non de droit. Avec la force, on n’arrête pas le mal, on le perpétue. La force use de la passion, la justice elle de la raison. Seul ce qui est juste peut aussi mettre un terme à un conflit. La vengeance n’a pas cette puissance car elle ne cherche pas à réparer. Elle est une mauvaise réponse à l’émotion. La vengeance ne répare rien ; elle déséquilibre un peu plus une relation.
Quelle est cette vengeance demandée au 1er ORDRE ?
Les meurtriers d’Hiram étaient des ignorants n’ayant pas la connaissance du Bien, ce qui nous renvoie aux paroles de Socrate « Nul ne fait le mal volontairement, c’est son ignorance du Bien qui le porte à faire le Mal ». Alors pourquoi les punir en retour de leurs actes sauvages ? Comme je l’ai dit plus haut, la vengeance (Nekam) est un acte irréfléchi, irraisonné. Un conseil m’est donné « Souvenez vous de n’attenter à leur vie qu’autant que la vôtre sera en danger ».
Les mains liées, devant la Chambre du Conseil, on m’a fait «demander grâce d’être le vengeur d’Hiram ». La maxime « Le crime ne peut rester impuni » est bien visible. Une épreuve terrible m’est donc demandée : Retrouver les meurtriers d’Hiram et les châtier.
Johaben, en tête de cette entreprise, pénètre dans la caverne, après avoir aperçu le traitre y entrer. La caverne représente le monde souterrain ténébreux de la conscience, lieu de refuge et d’effroi. La caverne est le lieu d’un passage, d’une épreuve donnée au traitre car pris de remords, il se tue. Platon nous dit que l’homme qui se contente des apparences reste un esclave enchaîné à ses certitudes.
A ce stade, je serais présomptueuse si je disais avoir compris véritablement tout le sens de cette cérémonie.
Dans l’allégorie du rituel, nous avons fait un retour en arrière par les pas de Maitre, de
Compagnon et d’Apprenti. Ce retournement nous amène sur un nouveau plan. Ce nouveau départ conduit le nouvel Elu que je suis à faire preuve de discernement entre le Bien et le Mal, selon la morale. Le but de la maçonnerie est bien la progression morale.
Depuis, une caverne m’est connue, une Lampe m’a éclairée, une Source m’a désaltérée. Ainsi, Johaben n’a pas commis l’acte irréversible : Cette vengeance sans vainqueur précisait dans le texte de notre rituel au retour de Johaben et avant que celui-ci ne prenne son obligation : « Tout vous a annoncé la Vengeance, mais l’Ordre est bien loin de vous inspirer un pareil sentiment ».
J’ai obtenu la récompense de porter le nom distinctif d’Elu. J’ai été confrontée malgré moi à ce désir de vengeance qui n’a pas eu lieu puisque Abibalc préfèrera se suicider plutôt d’être jugé. Ainsi « le crime est puni », les trois compagnons sont morts.
Je préfère cette dramaturgie où je n’ai pas eu à venger véritablement la mort d’Hiram.
La maîtrise de soi ne s’acquiert pas sans effort, et pour ce faire, il est nécessaire d’exercer sa volonté. Par leurs actes souvent inqualifiables, nous pourrions croire que la Sagesse est inaccessible aux êtres humains. Et cependant, il est dans leur pouvoir de tenter de s’en approcher.