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Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me souvenir le nom, il y a encore peu de temps vivait un hidalgo, de ceux qui vivent avec avec lance au râtelier et bouclier antique, rosse efflanquée et lévrier de chasse.
C’est ainsi que commence le Don Quichotte, que je vais laisser se présenter lui-même, en musique.
Ai-je choisi de parler de Don Quichotte ce soir uniquement parce qu’il se veut chevalier ?
Non. J’ai eu envie de le faire venir parmi nous pour toutes les questions qu’il nous pose.
- Héros ou Anti-héros ?
- Personnage ambivalent qui nous interpelle dans un itinéraire maçonnique chevaleresque également ambivalent. Avec tous ces rites chevaleresques qui s’épanouissent pour séduire les nobles après le discours de Ramsay, aux affirmations historiques discutables.
- Le personnage de Don Quichotte me semble également intéressant car il est à la croisée de deux monde, comme nous le sommes peut-être.
Ses aventures marquent la fin du monde médiéval et le triomphe de la Renaissance. - Mais surtout il incarne, et c’est pour cela qu’il a pris une dimension mythique, la dualité déchirante de l’utopie et du réalisme, des croyances et de la raison.
- Il est parti sur la route pour vaincre les ennemis du bien n’a finalement vaincu que ses chimères. Mais c’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? :
Avant d’aller plus loin, un bref retour sur l’époque, l’auteur et l’œuvre.
LE CONTEXTE
Cervantes écrit le 1er tome du Quichotte en 1605.
L’Espagne vit ce qu’on a appelé le siècle d’or: effectivement, l’or arrive à flots des colonies sud américaines, la vie culturelle et artistique est foisonnante. Mais le pays s’enfonce dans une inexorable décadence économique. Les Habsbourg ayant purgé la société des éléments qui avaient participé à son développement par leur maîtrise de la science et de l’agriculture : les juifs puis les maures.
L’Espagne ultra catholique s’érige à grands frais en
championne de la lutte contre l’hérésie. L’inquisition fait règner la peur dans
le corps social. .
Cervantès
Né en 1547. Mort en 1616, juste 1 an après la publication du second tome de Don Quichotte
Ni docte, ni autodidacte, Cervantès est un homme qui a appris à part égale dans la vie et dans les livres. il a approfondi ses humanités auprès d’un célèbre érasmiste.
Jamais il ne réussit à vivre de sa plume. Donc, il
consacre la plus grande partie de son existence à gagner sa vie, tout en lisant
et en écrivant insatiablement.
Il fut tour à tour courtisan en Italie, soldat en Sicile et en Tunisie, prisonnier à Alger. De retour
en Espagne il continue à chercher prébendes et expédients pour entretenir sa
famille, au gré des opportunités.
Il a donc connu à la fois les cours et les cachots, les auberges et les palais, l’exil et le
retour, la route et le foyer. Il a participé en soldat à la fameuse bataille de
Lépante, où il a perdu l’usage d’une main.
Homme typique de la Renaissance, Il est contemporain de Rabelais, Montaigne, Shakespeare.
Don Quichotte
Don Quichotte, modeste hidalgo de Castille, a trouvé refuge dans la lecture effrénée des livres de chevalerie. Il s’en est si bien gavé qu’il a le cerveau tout embrumé de ses idoles humaines, Amadis de Gaulle et autres chevaliers médiévaux. Les romans de chevalerie ont passionné les précédentes générations : on dit que Charles Quint, la future Sainte Thérèse d’Avila, Ignace de Loyola les lisaient avec avidité.
Don Quichotte s’identifie à tel point à ses héros qu’il part sur les routes pour accomplir les exploits et missions du chevalier errant, figure typique de l’imaginaire chevaleresque.
Le roman présente 2 tomes, écrits avec 10 ans d’écart :
Le tome 1, publié en 1605, est le plus connu.
Après une 1ère sortie de quelques jours seul, Don Quichotte part une seconde fois sur la route, avec Sancho.
Ce tome constitue une satire appuyée des romains de chevalerie : cérémonie grotesque d’adoubement dans la cour d’une auberge, choix d’une dame de cœur dans la personne d’une jeune laboureuse qu’il prend pour une noble princesse ; lutte contre les moulins à vent confondus avec des géants maléfiques, correction d’un patron abusif, combat contre des bénédictins, imaginaires détrousseurs.
Chaque aventure se solde par des rouées de coups sur le malheureux chevalier et son écuyer.
Dans le courant du XVIème siècle, la mode de romans de chevalerie commençait à passer. Cependant les exploits de tous ces personnages étaient encore très présents dans les mémoires. Aussi, les aventures de Don Quichotte ont été saluées par un immense éclat de rire et ont connu un succès foudroyant. Deux mois après la sortie de l’ouvrage, l’éditeur dut mettre en chantier une seconde édition, et des éditions pirates se multiplièrent.
On en faisait des lectures publiques dans les villages, et ce personnage devint familier, même aux analphabètes, car il figura dans les cortèges, les mascarades, les ballets, et en fut très vite, l’attraction la plus prisée. Désormais, le nom de l’ingénieux hidalgo avec sa silhouette efflanquée, associée aux formes épanouies de son écuyer, était connu de tous.
Dans cette première partie, Don Quichotte est maître de sa propre épopée ; à mesure qu’il se forge son identité, il invente son propre monde : le château, les géants, Dulcinée, etc.…
En revanche, dans la seconde partie, publiée 10 ans plus
tard, Don Quichotte et Sancho vont parcourir un monde peuplé de gens qui les
connaissent puisqu’ils les ont lus. On les reconnaît, on les salue, on les
accueille, on les interroge sur tel ou tel point obscur de leur histoire, on
joue le jeu avec eux.
Les voici donc, chacun pour son compte, transformés en lecteurs de soi-même.
C’est une vraie trouvaille littéraire.
Don Quichotte ne transforme plus les choses. Ce sont les circonstances ou les
autres qui fabriquent un univers à la mesure de ses exploits ou de ses désirs.
C’est dire que la plupart des épisodes de cette seconde partie sont le récit
des mystifications, des burlas, dont notre pauvre chevalier sera victime.
On le trompe, on le manipule, soit pour faire rire, soit pour le faire revenir à la maison. Sancho se voit confier une fausse responsabilité de gouverneur, qu’il assume avec un grand bon sens et qui remplit son escarcelle. Le chevalier remporte bien quelques victoires mais peu à peu ses illusions s’effritent.
Au delà, de la parodie chevaleresque, le roman constitue une plongée tout à fait réaliste et d’une grande liberté, dans le monde du peuple et de la petite noblesse de Castille. Le courage de l’écrivain tient plus à cet aspect qu’aux performances de son héros. C’est ce qui fait l’étonnante modernité de l’œuvre, qui marque une date essentielle dans l’histoire du roman.
QUELLES REFLEXIONS peut nous inspirer cette œuvre ?
J’ai identité 3 axes, mais il y en a certainement beaucoup d’autres :
- L’idéalisme et ses limites
- L’engagement
- La résolution de nos dualités internes.
1 L’idéalisme et ses limites
Vieux, laid, pauvre, c’est un antihéros qui prend la route avec sa misérable Rossinante, son pauvre attirail qui lui vaut le surnom de chevalier à la triste figure. Sa folie idéaliste lui fait prendre les moulins pour des géants, les outres pour des armées, les péripatéticiennes pour des gentes demoiselles; il en fait tant, avec un tel aveuglement « militant » qu’il s’en prend aux innocents, délivre ceux qui sont libres, accusent ceux qui le protège. Bref, il en fait trop et fait tout de travers.
Son excès d’idéalisme l’empêche d’agir sur le monde, car il lui fait perdre à la fois ses propres limites et tout esprit critique. Puis, chemin faisant, à coups de blessures physiques et morales, le fou furieux se calme : sur le route, Don Quichotte fait l’épreuve de la réalité, il perd une à une ses illusions, jusqu’à confesser à l’heure du dernier retour dans son village : « Je ne suis plus Don Quichotte de la Manche, mais Alonso Quijano dit le Bon. Je suis ennemi d’Amadis de Gaulle et de toute sa lignée; les histoires profanes de chevalerie errante me sont odieuses. Je connais ma sottise et le danger que leur lecture m’a fait courir et maintenant je les abomine. »
A travers Don Quichotte, mais aussi à travers les nombreux paradoxes de son œuvre, Cervantès nous enseigne l’importance de la distance, de la relativité, du sens critique, de la mesure. Nous y voyons le douloureux apprentissage de l’humain, à la croisée du blanc et du noir, sur le fil où le funambule se métamorphose parfois en sage.
Voici un épisode intéressant où le chevalier finit par donner une leçon de bon sens à son écuyer. Don Quichotte et Sancho rencontrent en chemin une petite troupe armée : les hommes d’un village qui veulent se venger des moqueries du village voisin.
Sancho a voulu apporter sa propre leçon, il a été roué de coups et son maître s’est dérobé. Quand ils ne retrouvent, Sancho se plaint d’avoir été lâché :
À la male heure vous vous êtes
pris à braire, Sancho. Où
donc avez-vous trouvé
qu’il était bon de parler de corde dans
la maison du pendu ? À
musique de braiment quel accompagnement peut-on faire, si ce n’est de coups de
gaule ? Et rendez grâces
à Dieu, Sancho, de ce qu’au lieu
de vous mesurer les côtes
avec un bâton, ils ne vous l’ont pas fait avec une lame de cimeterre.
Je ne suis pas en train de répondre,
car il me semble que je parle par les épaules. Montons à cheval et
éloignons-nous d’ici. J’imposerai désormais
silence à mes envies de braire, mais non à celles de dire que les chevaliers
errants fuient, et laissent leurs bons écuyers
moulus comme plâtre
au pouvoir de leurs ennemis.
Se retirer n’est pas fuir, répliqua don Quichotte, car il faut que tu saches
que la valeur qui n’est pas fondée
sur la base de la prudence s’appelle témérité,
et les exploits du téméraire s’attribuent plutôt à
la bonne fortune qu’à
son courage. Aussi, je confesse que je me suis retiré, mais non pas que j’ai
fui.
C’est tout de même un comble d’entendre le chevalier donner à son écuyer une leçon de prudence, dans le tome 2.
La question que nous nous posons en lisant ce roman est
de savoir où placer le curseur entre idéalisme et matérialisme.
Faut-il consacrer sa vie à la défense d’un idéal et jusqu’où ? Le justicier
mort ou emprisonné ne peut agir sur le monde. Mais, à l’inverse, celui qui
comme Sancho vit au rythme de ses instincts et de ses émotions, parle le
langage codifié et étroitement moralisateur de la sagesse populaire ne peut non plus agir sur le
monde.
Nous avons 2 outils en main au troisième ordre : le glaive et la truelle.
La problématique qu’ils nous posent ne se situe pas au premier degré : combattre et construire. Toutes les églises, toutes les idéologies, toutes les tyrannies savent très bien le faire.
Notre choix est plus subtil :
D’un côté, qu’est-ce que je refuse , qu’est-ce que je combat et jusqu’où ? et avec quels moyens ? Il m’est arrivé, dans un cercle proche, d’entendre des propos inacceptables, et je me suis tue, au motif d’être la maîtresse de maison. Il m’est arrivé aussi de mettre dehors des invités tenant des propos inacceptables, en répondant à la violence de la parole par la violence de l’action. Aucune de ces solutions n’est bonne. Combattre sans laisser ses émotions prendre le dessus est un très long travail. Combattre sans violence de même.
Le premier pas est peut-être simplement de refuser indifférence : « Indignez-vous ». Le cri de Stéphane Hessel fin 2010 a été entendu… et peut-être oublié !
À l’inverse, je m’interroge aussi sur le maniement de la
truelle : c’est un outil de finition. On lisse et on aplanit, le nez contre le
mur. Au risque d’oublier l’œuvre dans sa globalité, de se perdre dans les
détails, de manquer de recul. Au risque aussi d’oublier que le rugueux est
aussi précieux que le lisse.
2. L’engagement
Don Quichotte perd pied, étouffé par ses croyances et il lui faut une série impressionnante d’épreuves, douloureuses, pour reprendre de la lucidité.
Le 3ème ordre nous interroge aussi sur la
nature de notre engagement :
tout commence par un songe –univers des croyances.
Puis vient l’action avec le chemin du retour et le combat du pont.
Puis la réflexion : les chevaliers du Temple n’ont plus de Temple. De quel
univers sont-ils les gardiens ? Quels secrets se transmettent-ils ?
Don Quichotte est incapable d’accepter son temps, d’accepter les circonstances, de s’accommoder des mœurs du jour, mais à quoi veut-on qu’il s’adapte?
À un monde où triomphent les muletiers, les marchands ? Où ne règne pas d’autre loi que celle de l’intérêt ? Où les hommes se contentent de deux choses: leurs affaires et leurs plaisirs. S’il laisse le jeune Andrés attaché à son arbre et fouetté par son maitre, s’il refuse tout sentiment de pitié pour les galériens, alors il s’adapte : c’est un renoncement, une trahison … comme nous en commettons tous. Admettez que ces interrogations sont très contemporaines.
Que faire? Voir le monde couleur de rose et ne nécessitant nulle intervention ? Ou, au contraire, entendre ce monde appeler au secours et chercher à rétablir la justice, à soulager les malheureux?
Et nous ? Chevaliers de rien du tout, mais théoriquement illuminés. Quels combats osons-nous engager ? comment réfrénons-nous cette envie impérieuse.°. de dire « c’était mieux avant » ? Comment gérons-nous les horreurs qu’on nous assènent chaque jour, pourtant moindres que celles des siècles passés ?
Le 3ème ordre nous amène vers une réflexion sur l’engagement et sur sa nature.
Le récit historique apporte une répons, étonnante, choquante pour certains d’entre nous :
N’ayant point, mes FF.°.\, la possibilité de réédifier l’Ancien Temple avec des matériaux terrestres, que ce soit du moins avec des matériaux mystiques qu’il soit placé au milieu de votre cœur.
Le terme « mystique » détonne au rite français.
Il ouvre un chemin clairement plus orienté sur l’esprit que sur l’action, et
même plus spirituel que philosophique, laissant à entrevoir que la suite
pourrait bien être surprenante !
3. La résolution de nos dualités internes
Don Quichotte et Sancho, sont certes 2 personnages différents, mais ils symbolisent nos dualités intérieures, nos luttes internes, nos ambivalences.
Sancho tient à son gros corps, il est un peu douillet,
un peu menteur, un peu tricheur, un peu roublard. Sancho est illettré, à peine
sait-il, et encore vaguement, signer son nom. Ce qui signifie qu’il n’a aucune
connaissance dans le domaine intellectuel et moins encore littéraire. D’où
parfois sa crédulité naïve. Néanmoins, il a non seulement du bon sens, mais
également de l’esprit, de l’intelligence et, peu à peu, se dessine un caractère
plus profond qu’on ne le croyait.
Sancho va aimer de plus en plus son maître mais aussi le juger.
De la confiance la plus absolue, il passe au scepticisme. Il lui suffit
d’écouter le témoignage de ses côtes endolories pour être sûr que les prouesses
de son maître ne sont pas des succès.
À la fin du roman, de son côté Don Quichotte, d’abord caché sous la caricature, finit par triompher d’elle. Elle ne s’efface pas tout à fait mais, à travers elle, apparaît une dignité héroïque, un visage si grave et si beau qu’on se prend de respect et de tendresse pour lui.
Don Quichotte et Sancho, tandis qu’ils avancent au trot de leurs invraisemblables montures, ne vont pas cesser de deviser. Ce seront leurs savoureux entretiens, qui doublent la narration du contrepoint de leurs réactions et sentiments. Leur antagonisme apparent se mue progressivement en une harmonie subtile. Vient le moment où, comme malgré eux, ils en arriveront à se contaminer l’un l’autre.
On assiste à la lente métamorphose de l’un et de l’autre: le maître apprend l’exigence du réel, il se dépouille progressivement de son excès d’illusion. L’écuyer affine et personnalise son raisonnement, découvre son potentiel mais aussi ses limites. Il apprennent l’un de l’autre, ils apprennent de leurs aventures communes, ils apprennent du voyage et tous les deux grandissent : l’esprit et le corps se rapprochent, la dimension éthique admet les contraintes du réel, au point que le chevalier et l’écuyer, l’homme et son double, se rejoignent dans une sagesse et une amitié communes, bien loin de leur point de départ.
Le voyage est l’instrument de leur métamorphose: ce sont
ses étapes, ses aventures, ses rencontres, ses épreuves, ses conversations
interminables qui, chemin faisant, modèlent peu à peu la sagesse des deux
héros.
Bien sûr, il serait tentant de parler de voyage initiatique, mais je ne
voudrais pas tomber dans les errances reprochées aux exégètes: parlons
simplement d’un aventure humaine, tellement profondément humaine qu’elle
devient intemporelle, échappe à son auteur et offre à chaque lecteur matière à
sa réflexion sur l’homme, à sa réflexion sur la vie.
Comme franc-maçons, de grade en grade, d’ordre en ordre, c’est bien ce chemin laborieux vers l’unité que nous suivons, avec plus ou moins de succès.
Malheureusement – ou heureusement -, chaque porte ouverte découvre une nouvelle porte fermée. Équilibre et déséquilibre, harmonie et chaos continuent de se succéder.
Nous avons coutume de dire que l’important, c’est le chemin, pas l’arrivée. Cervantès nous en donne la mesure avec les 126 chapitres de son ouvrage !
C’était mieux avant, Michel Serres
Un monde de moins en moins violent, Stephan PInker, qui a écrit la part d’ange en nous